Parution de "Complètement à l'ouest !" d'Eric Grunewald

 

Chroniques d'un moine zen aux îles Aran_Nouvelle et portfolio

Extrait_1

"La nuit tombe lentement sur cette partie du monde. A 23h elle n’est pas encore installée. Des oiseaux aquatiques continuent de pousser leurs cris étranges dans le crépuscule. Au-dessus du lagon des percées de lumière plongent dans l’eau, sur les dunes, dans la lande.

 

1^er juillet – 1^ère session

 

Premier zazen de la session. La posture me reprend. Genoux sur le sol, bassin basculé, dos droit, menton rentré, la main gauche dans la main droite, les deux pouces se touchent…Comment vais-je gagner ma vie en septembre ? Laissez-passer les pensées, suivre l’expiration.

Alain dans son kusen dit : “ Material things… No need thinking to that. If you follow cosmic order, cosmic order, Bouddha will protect you. Just follow.”

Merci Alain.

 

Un irlandais avec un fort accent français, deux suédois, un estonien, cinq français, dix-sept irlandais, deux gallois, une coréenne.

 

 

2 juillet

 

Depuis notre arrivée il n’y a pas d’eau dans le lodge. Il faut aller la chercher à un robinet qui s’écoule dehors. Qui aurait pu croire qu’en Irlande on manquerait d’eau ?

John le couvreur de toits s’attèle à la tâche. En attendant on se débarbouille à l’eau froide du robinet, on fait chauffer de l’eau pour la vaisselle et on nettoie les cuvettes des chiottes avec des bassines.

Il pleut toute la journée.

 

Kieran est responsable des poubelles dans le lodge. Il y en a 6 en tout, chacune affectée à un usage différent : sous la table de la cuisine, à côté de l’évier, dehors, dans la réserve, dans la véranda, plus une qui vadrouille. Tout le monde les confond. Kieran passe son temps à faire des pancartes de plus en plus grandes pour signaler leurs usages.

Je fume une cigarette et je prends soin de l’écraser dans un cendrier. Je traverse la maison le cendrier à la main pour la jeter dans la poubelle adéquate. Un courant d’air fait voler les cendres et le mégot par terre à mi-parcours.

Finalement on regroupe toutes les poubelles sous la véranda, sauf le compost qui reste à la cuisine.

 

Au-dessus du lagon, sur une petite butte, un cimetière hérissé de croix celtiques. Grises et recouvertes de lichen, plantées dans le sable et les herbes folles, tournées face au soleil levant. St Enda est enterré ici avec cent vingt de ses moines. Au beau milieu une petite chapelle à ciel ouvert, comme pour mieux communiquer avec le paysage, à demi enfouie dans le sable. Au bord de la lagune à marée basse les hérons ont fait leur nid, les lapins ont creusé leurs terriers.

Assis contre le mur du cimetière, à l’abri du vent qui dévale les collines, j’écris, je dessine au crayon et à l’encre de Chine, je photographie. Tout sous formes d’esquisses, de croquis, beaucoup de vide. Collection de détails qui finissent par former un tout. Notes d’un voyage géographique, relevé d’une topographie intérieure ; les deux s’interpénètrent, se répondent et se nourrissent sans cesse. Dialogue d’un lointain orient intérieur et d’une finis terrae à l’abrupte réalité.

 

Dara, prêtre défroqué de l’église catholique romaine, ou quelque chose comme çà -une femme et quatre enfants, plutôt un bon score pour un curé- s’est installé sur l’île pour renouer avec le mode de vie des premiers chrétiens celtes : un christianisme très proche de la nature, mélangé aux anciens cultes celtes.

 

Dans le dojo l’atmosphère est forte. Dehors la pluie s’égoutte sur les vitres, de la buée se forme. Pas de trace d’illumination. J’avance seulement pas à pas, au rythme de la respiration. Où est l’intérieur, où est l’extérieur ?

 

Le sutra des vaches, du vent qui fait claquer les tentes, onduler les blés.

Café chaud à la cuisine. Dehors le brouillard qui ne cèdera la place qu’à la nuit."